Le culte de la liberté

C’est dit, les Grecs ont une passion pour la Liberté, qui se traduit par un goût affirmé dans le jeu de la concurrence. Que le meilleur gagne. Et le meilleur des êtres sur terre, c’est l’humain. On le peint. On le sculpte. On le célèbre. « L’homme est à la mesure de toute chose » nous confie Protagoras, en guise de profession de foi. On prête aux animaux des sentiments humains. Anthropomorphisme. Les fables d’Esope vont inspirer La Fontaine. L’homme est le premier des animaux. On construit les temples à sa mesure, selon les lois du Nombre d’Or, définis par Les éléments d’Euclide. Partout on célèbre l’humain et sa pensée. Partout on mesure. Partout on définit. Partout on classe. La Raison oblige à organiser la pensée. Aristote, surtout, insiste sur la nécessité des classifications. C’est la naissance de la «pensée classique». Celle qui cherche à «classer» les idées, les connaissances, afin d’établir des hiérarchies. Cette obsession de classifier les idées, pour mieux les maîtriser, trouvera un écho formidable dans le rationalisme des Romains. Le goût du réalisme et l’esprit positif conduiront leurs légistes à façonner un chef d’œuvre de la pensée humaine : le Droit Romain, dont l’esprit de système et de clarté féconderont, pour des siècles, l’imagination des juristes de toute l’Europe.

Rome, Ville Eternelle, orgueil des nations, centre du monde. Quel héritage ! La politique, le droit, la république, l’alphabet, la grammaire, le calendrier, l’art de la guerre, l’urbanisme, le pain et le vin. Les Latins, premiers héritiers des Grecs, sont aussi leurs premiers concurrents. Virgile nous apprend que les Romains descendent des Troyens, après la fuite d’Enée, lorsque la ville a succombé sous la ruse d’Ulysse et de son cheval de bois. Manière poétique de se proclamer nouveaux ennemis des Grecs. On passe sur les amours du héros et de Didon, la reine de Carthage, l’autre rivale de Rome, pour aborder les rives de l’Italie. On célèbre les jumeaux Romulus et Remus, fondateurs de la Ville Eternelle, grâce aux soins d’une louve – lupa en latin – dont le second sens signifie «prostituée». On applaudit à la vertu du peuple de Rome qui renversera Tarquin le Superbe, pour son mépris et son arrogance, en le chassant du trône. On retient son souffle à la naissance de la République, et pendant les épisodes héroïques des Guerres Puniques. On admire les grandes figures de cette épopée : Scipion l’Africain, Cincinnatus, Coriolan, Caton l’Ancien, et la série des grands Empereurs : Jules César, Auguste, Trajan, Hadrien, Marc Aurèle, Caracalla, Constantin. On murmure le nom des personnages plus sulfureux comme Messaline, Caligula ou Néron.

Avec Cicéron, et ses Catilinaires, on se passionne pour les grandes affaires judiciaires. Ecrivain, juriste, philosophe, homme politique, c’est un as du barreau. Il nous transmet la passion des Romains pour les procès, la chose publique, l’art oratoire, le débat juridique. Héritiers des Grecs, et de la rationalisation, initiée par les écoles socratiques, les Latins vont perfectionner le raisonnement juridique et offrir aux lumières de la Raison humaine une véritable cathédrale intellectuelle. Cette nouvelle science du droit, armature de la pensée, initie des techniques juridiques très élaborées. Avec un sens aigu de l’abstraction, les Romains atomisent les concepts, et donnent libre cours à des constructions intellectuelles inédites. Le droit de propriété, par exemple, est démembré en trois parties : usus, abusus, fructus, pour atténuer l’inviolabilité du principe, fluidifier les affaires, et faciliter les transmissions. Cette souplesse mentale, loin de renier les vertus Romaines, alimente les capacités de pragmatisme. On invente la caution et les garanties. Et même le service après vente ! Un dédommagement peut être alloué à l’acheteur si le marchand a dissimulé la maladie d’un esclave. A leur manière, les Romains instaurent le sens de l’équilibre dans les relations contractuelles. Bientôt, les textes dressent un inventaire de ce qui est autorisé. On établit le fastus, un calendrier des jours de fêtes et des jours d’audience, dérivé du mot religieux fas, qui exprime ce qui est ordonné ou permis par les dieux. Peu à peu, ces mesures d’organisation de l’action juridique conduiront à une séparation du droit et de la religion, dans un esprit qui n’est pas sans rappeler notre conception moderne de la laïcité.

Est donc «néfaste» ce qui est impie, sacrilège ou tout simplement défendu. Avant d’être des philosophes, les Romains sont des moralistes. Ils préfèrent la tradition des ancêtres aux élucubrations des raisonneurs. Ils appuient leur politique et leur vision du monde sur le mos majorum, qui se traduit littéralement par «mœurs des anciens», sorte de code non écrit, de lois, de conduites et de coutumes. Les cinq fondements du mos majorum sont : la fides, qui est la confiance, la foi donnée aux autres, le respect de la parole donnée, la pietas, qui est la dévotion, le devoir envers les dieux et la patrie, la majestas, qui est le sentiment de grandeur, de supériorité sur les autres peuples, la virtus, qui est la force morale et le courage, enfin la gravitas, qu’on peut définir comme la dignité. Tous les arts et l’abondante littérature romaine sont orientés dans le respect de ces valeurs. Salluste, Tite-Live, Tacite, Suétone, Sénèque… On ne compte pas les auteurs latins qui loueront ces vertus à travers des œuvres différentes, sous-tendues par les doctrines stoïciennes, dont l’apogée du mouvement trouvera sa plus belle expression dans les Pensées de Marc-Aurèle, à la fin de la Pax Romana.

La Paix Romaine dure presque trois cents ans. Un exploit dans l’Histoire des Peuples. Un paradoxe aussi, parce que les Romains sont des maîtres puissants dans l’art de la guerre. L’organisation et la discipline de l’armée romaine sont, aujourd’hui encore, des modèles du genre. La force de ses Légions a fait la puissance de l’Empire. Mais la Pax Romana est relative. Elle désigne une période sans guerre civile et sans invasion majeure, car il y avait toujours des conflits avec les tribus voisines de l’Empire. Une période propice aux arts et à la culture, une parenthèse enchanté dans l’histoire des civilisations, que les historiens appelleront le Siècle d’Auguste. On chante, on danse, on écrit, on peint, on décore, on construit. Les Romains sont des bâtisseurs de premier ordre. A la suite des Grecs, ils posent les fondations d’un art nouveau, celui de construire des villes, dans le respect des contraintes d’une vie en grand nombre et des lois de l’esthétique. L’urbanisme est né.


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